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Perdre la tête pour une femme

Perdre la tĂȘte pour une femme

 

 

Au début d’une analyse entreprise, d’après lui, pour échapper à une sexualité compulsive, qui ne manquerait pas de provoquer à terme une séparation avec sa femme, ce qu’il ne souhaite pas vivre, Thomas dit ceci : « C’est à la mort de ma mère que je pensais perdre la tête. J’imaginais que la douleur allait m’arracher à moi-même. Mais à bien y repenser, cette tête, j’ai cru la perdre bien souvent lors de mes crises d’angoisse noyées dans l’alcool. »

Thomas est un jeune peintre canadien, marié à une française, photographe. Un cauchemar récurrent où il se voit éclipsé par sa femme le hante : tantôt il est remplacé par un autre que lui dans une photo de lui qu’elle vient de prendre, tantôt il est absenté sur l’image, comme un dirigeant politique déchu dans un régime totalitaire. La panique qui en résulte conduit Thomas à revenir longuement sur une période de sa petite enfance. Son père, journaliste, était alors retenu en otage dans un pays du Moyen-Orient, il avait donc dû partager seul avec sa mère pendant de longs mois sa douleur et son attente anxieuse.

Je lui ai signifié combien cette situation en tête à tête avec elle, jointe à la brusque disparition du père, a pu lui suggérer cette scène dont il rêve aujourd’hui. Il m’apparaissait que, sans l’aide du père, de son chef, la confrontation avec le corps maternel le mettait à sa merci et l’avait troublé au point de le contraindre à démentir sa perception de lui-même.

À la suite des impressions laissées par ces rêves sinistres où il se perd de vue, il choisit de s’engager dans un travail pictural de longue haleine. Il va questionner les œuvres des maîtres anciens qui ont représenté le thème biblique de Judith et de Salomé, ces femmes dotées de ce qu’il appelait un jholy power, jeu de mot assemblant le français « jolie » à l’anglais « holy », saint. Son travail psychique se dédouble ainsi en travail sur l’image.

Dans le même temps, j’ai choisi de relire une autobiographie de Michel Leiris, L’âge d’homme, qui m’a mise très mal à l’aise quand je l’ai découverte à l’adolescence. Leiris, explorant les arcanes de sa sexualité masculine, ne cesse de rappeler le pouvoir sur son esprit de Judith, la belle veuve impitoyable. Voici comment elle est décrite par lui dans le tableau de Cranach : « Judith, à la main droite une épée nue comme elle, dont la pointe meurtrit le sol à très peu de distance de ses orteils menus et dont la lame très large et très solide vient de trancher la tête d’Holopherne, qui pend, débris sinistre, à la main gauche de l’héroïne, doigts et cheveux mêlés pour une atroce union » (p.166, Le Livre de Poche). Plus loin, Leiris ajoute : « Tel Holopherne au chef tranché, je m’imagine couché au pied de cette idole. » (p. 167)

Le trouble que la hantise de la castration chez Leiris continue de susciter en moi, à des années de distance, est aiguisé aujourd’hui par les fantasmes de Thomas sur les scènes de décapitation, par une femme, d’un homme, Holopherne ou Jean-Baptiste. Mais outre ces deux héros, dans son exposition qui a eu lieu aux Etats-Unis, puis au Canada, et dont il a le souci de me donner le catalogue, Thomas a pris le parti d’inclure, Actéon le chasseur et Charlotte Corday, « l’ange de l’assassinat » selon Lamartine. Pour cette exposition qu’il aurait voulu intituler d’un titre bilingue étrange Panting/Pantoisier, avant d’y renoncer, Thomas a mis en œuvre une série de treize toiles non figuratives, des jets de couleurs et d’humeurs, comme autant de représentations de la chair et du sang offerts par les cols tranchés, comme autant de cris donnés à voir dans les tableaux retenus par lui. Pantelant, le regard du peintre confirme l’étymologie de ce vieux mot français, pantoisier, où se rassemblent les sens de la suffocation, de l’ahurissement, du cauchemar et de la fantaisie. Ses grands formats sur les murs recevaient comme des écrans la projection des peintures célèbres de Cranach, Titien et consorts. Les conséquences de l’acte fatal, la décapitation, et sa survivance pour la psyché, mobilisaient toutes ses énergies créatrices et devenaient le ressort d’une interrogation lancinante en séances : que manifestait la tête sanglante de l’homme aux mains de ces femmes, de quoi était-elle la figuration ? Un simulacre actualisant un fantasme ou un signe imposant son obsession ? Interrogation en écho à celle de l’opéra, Salomé, dans lequel Richard Strauss, partant du poème d’Oscar Wilde, fait dire à l’héroïne, après le supplice du prophète : « Iokanaan […] ta tête m’appartient. Je puis en faire ce que je veux. »

L’installation des scènes illustres et morbides occupant Thomas paraissait s’inscrire dans le droit fil de la peinture de Rubens, Le festin d’Hérode, qui montre le roi aussi étonné qu’effrayé par le plat que lui sert Salomé, une sorte de tête de veau d’un goût particulier, comme une parodie de la Cène christique. Telle une série de plats défilant à cette table royale, voici les treize toiles des grands peintres du musée imaginaire de Thomas qui sont à l’origine de son exposition.

 

L’historien d’art, Arby Warburg, a-t-il eu raison d’estimer que c’est dans les images artistiques que deviennent perceptibles les traces d’une histoire du psychique ? C’est une hypothèse d’autant plus forte pour le psychanalyste qu’elle impliquerait que la psyché a une histoire, par-delà les circonstances individuelles, histoire dont les évolutions pourraient être retracées en interprétant les répétitions d’un même symptôme par de multiples regards picturaux.

Examinant ces œuvres d’inspiration religieuse, j’en suis venu à faire l’hypothèse que cette épreuve suprême imposé à un homme par une femme a pour lui une valeur libidinale et initiatique, parachevant sa virilité. Et qu’une telle épreuve relève de cette notion si embarrassante, le « renoncement pulsionnel », à laquelle Freud consacre un développement important dans son dernier livre : L’homme Moïse et la religion monothéiste.

 

A partir de l’insistance chez Thomas de ces représentations, les décollations, comment penser maintenant ce que le renoncement à ce membre si honoré, la tête masculine, emporte avec lui ? Outre la castration, et surtout son angoisse, dont elle ne peut que rappeler l’emprise, perdre la tête pour une femme me semble rouvrir le débat autour de la signification du renoncement pulsionnel, Triebverzicht, de la montée en puissance que ce processus connaît dans le corpus freudien, et de l’éventuelle satisfaction sur laquelle il débouche. En somme, à remettre sur le métier la question que Freud se pose dans L’homme Moïse : « Que nous apporte cet éclaircissement de la satisfaction par renoncement pulsionnel pour comprendre le processus que nous voulons étudier : l’élévation de la conscience de soi lors des progrès de la spiritualité ? » (p. 121, PUF Quadrige) Peu de temps auparavant, en 1933, le compositeur Arnold Schoenberg, est de son côté allé au devant de cette épineuse question, avec la mise en scène du conflit entre la parole et l’image, dans son opéra, Moïse et Aaron.

Un exemple inattendu de renoncement pulsionnel est fourni par Freud dans un article de 1932, « Sur la prise de possession du feu ». Il imagine que, parmi nos lointains ancêtres, le premier individu capable de renoncer à éteindre le feu, en prenant plaisir à pisser dessus, a fait preuve du pouvoir de l’esprit dans ce recul du Moi-plaisir au profit du Moi-réalité. Cet homme renonçait à l’exercice de sa puissance dans le présent, exercice menant à une satisfaction immédiate et visible, la miction, en vue d’une situation future où la conservation du feu devient à la fois un désir et une fin en soi. Chez lui, le principe du plaisir-déplaisir n’a plus le privilège de dominer l’âme et la réalité est à l’horizon de celle-ci.

Mais prenons garde, dans mon interprétation le renoncement pulsionnel n’est pas un renoncement au pulsionnel, mais un renoncement de la pulsion à son but possible, en raison d’un but estimé supérieur. Ici la pulsion se met au service d’une pensée excédant le sensible et le Moi-plaisir du sujet, sans pour autant se satisfaire d’une adaptation servile à la réalité. Un tel processus psychique remanie la psyché et son rapport au monde ; l’acte qu’il induit arrache l’individu à l’instant présent, à sa visibilité, et l’introduit dans la durée, cette dimension psychique de la temporalité. Vivre le temps présent en ne répétant pas le passé et en imaginant un futur n’est pas une conséquence négligeable pour ce premier homme à l’humanisation si précaire encore. Il y a là un « progrès dans la spiritualité » que justifie la prise en compte de la réalité dans son épaisseur invisible et que légitime l’intériorisation du temps, la matérialité spirituelle de celui-ci, sous la forme de la durée, cet aspect temporel si subjectif. Un progrès qui n’est pas une chose ou un bien, mais un devenir, et une durée qui n’est pas une étendue, mais un vécu.

De plus, le renoncement pulsionnel n’a pas épuisé ses effets en aboutissant à la prise en compte du non advenu ou de l’inconnu dans la temporalité. Ce serait aussi grâce à l’effet de ce processus que l’homme pourrait accéder à une réalité spirituelle, soit une réalité immémoriale liée à l’espèce humaine dans la psyché individuelle, une réalité consécutive aux renoncements pulsionnels dont la psyché conserve les traces dans une perspective phylogénétique chère à Freud. La réalité spirituelle serait le produit d’une réalité psychique qui va au-delà du principe de plaisir grâce à la liaison du langage avec la pulsion de mort. Un tel nouage du psychique et du culturel permet de considérer que les fictions anthropologiques de l’expérience religieuse universelle, à travers ses fables et ses mythes, sont porteuses de ces événements spirituels et subversifs recueillis au fil des siècles. Ils relèvent de cette recherche d’un homme souverain et libre, et concourent à cet incessant travail de culture qui façonne l’humain à travers les âges.

 

De cette réalité spirituelle, j’incline à croire que Freud a eu le pressentiment très tôt, tant par son intérêt pour la chose religieuse que par son exploration du « continent noir », soit le féminin sexuel.

Déjà en 1914, l’interprétation freudienne du Moïse de Michel-Ange, comme figuration du prophète renonçant à sa colère et donc renonçant à briser les Tables de la Loi, témoigne de cette réalité spirituelle à laquelle Moïse accéderait en orientant sa pulsion destructrice non vers la décharge, mais vers la conservation des Tables, au nom du message divin dont il est porteur. Au nom de ce sommet spirituel, la sensualité de Moïse se prête à de ce désir de l’impossible qui le caractérise, tant par sa stature sous les doigts du sculpteur que par son rôle dans l’histoire humaine.

Enfin, la réalité spirituelle se déploie tout spécialement dans l’ultime ouvrage où Freud achève d’ériger sa propre statue de l’homme Moïse, ce « grand homme » tuable par son peuple et devenu l’inventeur de « la religion monothéiste ». Selon Freud, le renoncement mosaïque à la représentation du divin permet à la sensibilité, la Sinnlichkeit, de prendre refuge dans la spiritualité, la Geistlichkeit. Moïse est celui qui refuse d’adorer un dieu visible pour se tourner vers celui qui demande à être vénéré en esprit, pour mieux se mettre à l’écoute de sa parole. Indicible, intouchable, irreprésentable, l’absence divine constitue cet impossible qui ne peut s’éprouver que dans la réalité spirituelle, et dont la voie d’accès est le renoncement pulsionnel. Mais si Moïse est décrit par Freud comme un personnage violent et colérique, c’est en vue d’établir que son renoncement pulsionnel ne peut avoir lieu qu’à partir d’un riche terrain passionnel. Il ne s’agit pas pour Moïse – ni d’ailleurs pour Paul de Tarse ou pour Muhammad, ces bâtisseurs de religion à sa suite – de refouler leurs pulsions mais, sous l’égide du sexuel de la pensée, d’y renoncer, afin d’accéder à cette réalité spirituelle, seule capable de les faire admettre sous forme de représentations nouvelles dans la culture. Mais à la différence de la sublimation, la décision inhérente au renoncement pulsionnel impliquerait les trois instances de la psyché, pas seulement le moi mais aussi le ça et le surmoi. En effet, il ne s’agirait pas seulement d’une inhibition quant au but de la pulsion, et d’un changement d’objet, mais de l’abandon de l’objet pour un projet.

Dès lors, le renoncement pulsionnel ne peut qu’évoquer tout à la fois un dessaisissement, une perte et un saut, en tout cas une aptitude à lâcher la proie pour l’ombre, l’objet du désir pour un désir qui peut s’avérer sans objet.

 

La recherche picturale de Thomas conduit sur cette piste, en survenant après sa confrontation en rêve à une angoisse impensable, et par la suite qu’il lui a donné dans la réalité, avec sa spéculation picturale sur les têtes d’hommes tranchées par des femmes dans l’iconographie occidentale, que ceux-ci mettent leur tête à couper ou la perdent pour elles.

Tel Actéon, le chasseur, Thomas paraît poursuivre une vision qui lui impose un saut du regard, et même un saut en direction de l’origine du regard. A la différence de Narcisse et d’Orphée qui n’ont pas supporté de perdre de vue leur image, que ce soit son reflet dans l’onde ou le reflet de celle-ci dans le visage d’Eurydice, Actéon, lui, est mû par son désir de surprendre la nudité de Diane et va au devant du risque lié à ce sacrilège. Sa curiosité obéit moins à l’infantile du sexuel qu’à la portée du désir dans le langage ; il ne s’agit plus de voir le sexe de la mère mais de con-ce-voir la nudité de la femme, un concept dans une vision. Actéon se porte à la rencontre de Diane, la déesse, vierge de tous regards, afin de passer du visible de son corps à l’invisible de sa féminité. Il subit à l’occasion de ce passage une métamorphose, sa tête devient celle d’un cerf seul à même d’inspirer du désir à Diane chasseresse. Il paiera le prix de sa transgression avec son châtiment ultérieur, la mort infligée par ses chiens qui ne reconnaissent plus leur maître sous la forme du cerf. Comme Pierre Klossowski en rend compte dans Le bain de Diane, Actéon aura par son regard donné corps à la théophanie de la déesse en lui révélant sa nudité. Lui, en découvrant cette nudité, aura accédé à sa féminité comme nul autre mortel. Cependant se rendre voyant sur le plan spirituel où se situe la nudité de la déesse, découvrir son apparaissance plutôt que son apparence, cela lui coûtera les yeux de la tête. Sa recherche de l’autre féminin implique de renoncer à son image pour connaître et être connu de la déesse. Son regard doit se rendre vierge pour accueillir ce qui ne peut être regardé à la lumière du jour, mais uniquement à celle de son désir.

La nudité de la déesse est ignorée d’elle-même, voilée à son propre regard. Elle constitue la dimension non visible de sa théophanie. Seules les nymphes qui l’entourent et la protègent jalousement, lors de la cérémonie du bain, ont accès à son corps, mais elles ne peuvent y voir ce que seul le regard d’un mortel sexué soupçonnera. Résoudre l’énigme du féminin jette Actéon hors de lui. Ce n’est pas juste à la pénétration du sexe féminin qu’il tend, mais à la pénétration du féminin, cette énigme pour la résolution de laquelle Freud, dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, recommandait au psychanalyste de s’adresser au poète – et pourquoi ne pas l’entendre aussi comme l’adresse au poète au cœur du psychanalyste ? Auparavant, du féminin, Freud avait dégagé les coordonnées fantasmatiques masculines, dans l’article de 1913, « Le motif du choix des coffrets », quand il écrivait : « ce sont les trois relations inévitables de l’homme à la femme qui sont ici représentées : la génitrice, la compagne, la destructrice. » Mais dorénavant, en 1933, avec le choix d’une telle expression, l’énigme du féminin, Freud effectue un pas au-delà du « défaut », l’absence de pénis, qu’il prête à la femme. En allemand, Rätsel, énigme, est proche de Rede, façon de dire, et c’est bien le poète qui, devant l’énigme, recueille la parole qui lui est adressée par sa muse. Mais le poète chez le psychanalyste ose-t-il entendre l’excès d’une parole qui parle au féminin ? Relevons au passage qu’au moment de sa mort à Londres, en septembre 1939, Freud est l’objet des soins de trois femmes, Martha, sa femme, Minna, sa belle-sœur, et Anna, sa fille.

 

Actéon est le représentant d’une histoire de la psyché, où les théophanies de l’invisible se manifestaient dans le décor animiste de l’antiquité. Cette scène a fait place à une autre vision inscrite dans la réalité spirituelle, celle ordonnée par le triomphe du monothéisme, par la séparation entre le ciel et la terre, et par conséquent la séparation entre le corps d’avant et d’après la chute. Mais se jouant des bouleversements imposés aux regards par les croyances religieuses, la nudité du féminin ne connaît aucune limite, les corps païens des déesses se glissent dans ceux des héroïnes bibliques.

L’iconographie de Judith et d’Holopherne en est la preuve. Ce fier général babylonien ne peut être vaincu que par la nudité de cette femme dont le nom signifie « la Juive » et qui, grâce à sa beauté insigne, est résolue au péril de sa vie à délivrer son peuple assiégé. « Pris d’un violent désir », « mis en joie » (Jdt 12, 15-20) par Judith, Holopherne s’abandonne à une ivresse qui exalte sa décision. A l’enseigne d’une femme, l’impossible de l’amour sexuel a ses exigences, il veut qu’on aille avec lui jusqu’au bout. Avec toute la puissance phallique qui est la sienne, il part à la conquête d’un objectif bien peu matériel, soit la connaissance de ce qui cause son désir. Or, « pris par les yeux », que cherche-t-il ensuite en les fermant sous l’effet de sa jouissance, sinon une épreuve couronnant celle d’un coït ? En l’invitant par la provocation de sa beauté à contempler sa nudité, Judith le convie à une aventure beaucoup plus périlleuse et Holopherne prend les armes pour ce combat sans chercher à se dérober : « nous aurions la honte au visage, déclare-t-il, si nous laissions aller une pareille femme » (Jdt 12, 12). Nul mieux que lui n’incarne l’idolâtrie phallique, la fiction infantile du sexe unique. Mais comme il va se prêter au sacrifice de cette croyance, prêter la main à sa propre délivrance ! Holopherne manifeste le recul devant la différence sexuelle par l’association du féminin à la mort, tout en prenant la décision de transgresser sa peur et son « refus du féminin », et en s’engageant dans « la relation d’inconnu » que Judith lui réserve. Mettant en jeu sa tête à partir du sexe et du regard, Holopherne, pour se donner à Judith, ose se vouer à ce qui l’excède et, privé de son chef, se rendre aussi nu qu’elle. Artemisia Gentileschi a dévoilé cet exploit en se peignant sous les traits de Judith, tandis qu’Holopherne a ceux de son amant Agostino Tassi. Elle ne se vengeait pas tant d’avoir été déflorée par lui qu’elle ne montrait l’extrémité où doit conduire le désir d’un homme de découvrir une femme dans sa nudité.

Alors même que Judith chevauche Holopherne, le coup de cimeterre qui lui ôte la tête le précipite par-delà le fétiche, ce monument ordinaire que l’horreur de la castration érige pour commémorer l’absence de pénis maternel. S’unir au féminin de Judith, c’est devenir sienne en se perdant soi, ou plutôt en perdant l’image monumentale de soi. C’est une leçon que Laclos dans ses Liaisons dangereuses n’a pas oublié en montrant a contrario le recul phallique du vicomte de Valmont devant l’audace de la marquise de Merteuil, et son invitation à perdre la tête pour elle. En retour, Valmont ne connaîtra qu’une mort honorable en un duel lié à sa rivalité homosexuelle avec le jeune Darcy pour la possession de Cécile de Volanges.

Georges Bataille se souviendra aussi de cette leçon, lorsqu’il inventera avec André Masson l’homme acéphale, celui qui a, écrit-il, « échappé à sa tête comme le condamné à la prison », celui qui faisant du glaive « la passerelle » parvient à « l’amour extatique », celui qui pourra contempler la nudité de Madame Edwarda, à travers ses « guenilles ».

 

A l’inverse d’Actéon et d’Holopherne, Jean le Baptiste ne s’oriente pas dans une quête active et agressive du féminin, culminant dans le renoncement pulsionnel auquel les deux premiers consentent en vue de cette nudité qui appelle « le couteau du boucher » dans la toile de Goya. Jean, lui, s’impose une répression pulsionnelle, dont le désert puis la prison sont le cadre et que son exigence ascétique fait miroiter comme portes d’accès à la réalité spirituelle.

Salomé va le libérer de cette méprise, vite devenu un mépris du féminin, propre à la religiosité monothéiste en ses trois occurrences. Elle saura comment libérer ce désir inter-dit du Baptiste, dont ses privations attestent la présence, en le faisant accéder au renoncement. L’annonciateur du Verbe fait chair méconnaît son désir et ne connaît que sa répression, mais son désir est assez manifesté par sa négation des femmes pour qu’il en éprouve la visée, « le frisson blanc » de la nudité propre à la fille d’Hérodiade, celle qui le regarde « avec ses yeux d’or sous ses paupières dorées ». La révélation s’en fait entendre dans le poème de Mallarmé, le Cantique de saint Jean, où dans le « frisson » que le Baptiste sent « comme aux vertèbres ». Et Mallarmé d’ajouter : « Dans les vols triomphaux / De cette faux […] Penche un salut ».

De la danse de Salomé provient ce « salut » que sa nudité expose et qui rend voyant ce prophète aveuglé par sa mission. Oscar Wilde ne s’y trompe pas en laissant Salomé énoncer la vérité érotique, celle où la mort se résout en amour, vérité dont Salomé devient le signe précurseur et qu’elle énonce ainsi : « le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort. Il ne faut regarder que l’amour. » Ici Wilde la fait parler comme la Sulamite du Cantique des cantiques.

 

Dès lors, peut-on supposer que c’est à partir d’une décision que certains patients outrepassent la résolution œdipienne à laquelle ils sont parvenus, afin d’en faire le point de passage vers une vie amoureuse d’une plus grande intensité érotique ? Loin de la résolution fétichique induite par le père, loin de la séduction maternelle et de sa nostalgie, ils vont répondre à l’invitation féminine à perdre la tête, invitation au voyage qui laisse loin derrière elle l’érotisme monosexuel et qui s’ouvre au devenir de la différence des sexes ? N’est-ce pas là ce travail de culture que Freud comme Lou Andréas-Salomé désignent, quand ils s’accordent à penser qu’un « amour réel et heureux » implique une familiarité avec le meurtre et l’inceste ? N’est-ce pas à la croisée de la réalité matérielle, psychique et spirituelle que l’imbroglio de la langue et du corps exalté par la rencontre sexuelle fait place, pour l’homme, à l’épreuve du néant couplée à l’expérience de la nudité féminine ? Dans cette perspective, le renoncement pulsionnel exprimerait-il le plus pulsionnel de la pulsion en menant l’homme à se perdre, à se défaire, pour se conjoindre au féminin ?

 

Actéon, puis Holopherne et Jean-Baptiste nous reconduisent, à travers leurs représentations picturales de jadis, aux vestiges du désir masculin au temps de la conception religieuse du monde. Les deux premiers sont actifs dans leur désir, là où le dernier est passif, mais tous trois, jusqu’au vertige, jouent à qui perd gagne. En regard, Diane, Judith et Salomé sont des femmes de têtes – et non des femmes fatales – qui exigent de l’homme qu’il apporte la preuve de son désir en mettant en jeu à la fois ce qu’il a par ce qu’il est, pour conquérir ce qui lui échappe : le féminin dont la nudité est l’emblème.

 

C’est à distance d’une peinture liée à cette conception religieuse du monde que se situe la Charlotte Corday de Paul Baudry. Le temps historique et politique que représente ce tableau du dix-neuvième siècle est encore le nôtre, la carte de France digne de la Communale à l’arrière-plan le garantit. Aurions-nous ici sous les yeux la représentation du symptôme de Thomas aboutissant à son exposition ? C’est à partir des désordres de sa conduite mettant en danger son couple que Thomas vient en analyse. Le lien entre sa femme et lui menaçait de se rompre, il n’arrivait plus à en éprouver la chair, il s’épuisait dans la fragmentation des corps de rencontres, la fétichisation de son sexe, l’oubli du féminin.

L’assassinat de Marat est un remake laïc du thème biblique. D’après Lamartine, la tante de Charlotte Corday se souvenait d’avoir trouvé dans sa chambre, après son départ pour Paris, ce verset du livre de Judith souligné au crayon : « Judith sortit de la ville parée d’une merveilleuse beauté, dont le Seigneur lui avait fait don pour délivrer Israël ». Mais l’identification de Charlotte à Judith n’est pas plus fondée que l’appellation d’« Ami du peuple » pour Marat. Dans le tableau de Baudry, plus rien ne circule entre les protagonistes sur le lieu du crime, ils ne se touchent plus, ils ne se regardent plus, ils sont isolés dans le huis-clos de leur haine. C’est le faux-raccord qui domine entre eux. Le corps effondré sous le poignard de l’un préfigure la séparation machinale – la guillotine – qui attend le corps de l’autre, érigé dans la raideur de sa pose et de son vêtement. Le culte phallique s’exhibe dans la vacuité et la désolation ; cette mise à mort culmine dans le tableau de David, La Mort de Marat, exécuté si j’ose dire en 1793, tableau où la mort envahit le regard du spectateur.

C’est de la forme représentative de cette mort que Thomas tente de se déprendre dans son regard et dans sa peinture, non en l’évacuant comme il arrive souvent dans la peinture moderne, mais en décidant de se remémorer les maîtres anciens, ceux qui constituent désormais le dehors de sa pratique picturale. Eux ont voulu cette animation des personnages masculins en direction du féminin, eux ont prêtés à leurs héros ce désir de toucher des yeux le féminin en sa nudité, au prix de la représentation du sang et des larmes qu’ils doivent consentir.

Thomas manifeste une revendication, celle d’un pâtir se conjuguant avec un agir, il témoigne de l’immanence d’une chair d’homme désirante et souffrante autant que jouissante. Il se reconnaît dans un corps qui accepte la rupture de son intégrité. Quand perdre la tête pour une femme, c’est chercher à gagner l’autre rive du désir, l’outre-mère, l’anatomie masculine devient un destin. Ce n’est plus la « calamité d’être un homme », si judicieusement analysée par Lou Andréas-Salomé, mais la poursuite d’un corps dont l’âme est l’appareil qui lui permet de s’ouvrir à son dehors, à l’endroit du sexuel féminin. C’est alors que les yeux découvrent non plus ce qui entre dans le miroir mais ce qui est emporté par lui.

Jean-Michel Hirt