Les chemins du réel
De Toulouse à Saint Sébastien, en passant par Bilbao
Et pour le colloque de Rome : La formation du psychanalyste
Grâce à Espace Analytique, nous avons eu l’honneur de recevoir, à Toulouse, Bernard Golse et Sylvain Missonnier. Tous les exposés portèrent sur des travaux de recherche concernant le rapport du bébé au Réel. Monique Lauret nous fit part d’un des apports plus ancien : celui de Melanie Klein qui devait s’opposer à Anna Freud. Malgré tout, son œuvre eut une grosse influence et elle eut pour analysants Ferenczi et Winnicott, deux des plus inventifs psychanalystes du XXe siècles. Catherine Vanier parla en psychanalyste de son action auprès des bébés prématurés accrochés à la machine qui les fait vivre et qui remplace le corps de la mère pendant les dernières semaines de gestation et Alain Vanier nous fit part de la théorie qui permet ce travail analytique en cet endroit a priori si éloigné du cabinet du psychanalyste : la supposition que le petit bébé est déjà un sujet, capable d’affect et animé des pulsions de vie et de mort qui sont aux sources des contradictions qui animent tous les humains.
Il y a bien longtemps, en 1974, j’avais adressé une lettre à Lacan concernant une hypothèse qui m’était venue grâce à l’interprétation d’une patiente phobique. D’un rêve, elle avait interprété comme une jouissance l’image des anneaux sur un manche, comme le propose un des premiers jeux d’enfants. L’hypothèse était la suivante : ce souvenir était la représentation, voire la commémoration, d’un souvenir, le plus ancien qu’un sujet puisse avoir : celui de la perception du flux de l’artère ombilicale pulsatile à travers l’ombilic. Lacan me reçut avec la bonté et l’ouverture dont il était capable avec les jeunes et les personnes en difficulté. Quelle que soit la suite des événements qui furent très éprouvants pour la majorité d’entre nous, je lui en sais gré. À l’époque, ce pouvait passer pour un pur délire, même si Freud a écrit que les phobiques tendent à retourner aux premières impressions de la vie fœtale, laquelle joue un rôle beaucoup plus important qu’on peut le croire pour le reste de la vie psychique. Jouissance ombilicale donc, de nature passive et que tous les humains ont vécue : ces sensations sont universelles. Depuis, les progrès de la neurologie nous ont permis de savoir qu’en effet, le fœtus a déjà un système nerveux qui lui permet de percevoir toutes ces informations et, pourquoi pas, de les mémoriser. Sylvain Missonnier est l’analyste qui a le mieux travaillé et intégré les conséquences de la vie fœtale sur la vie du nourrisson, comme un film qu’il nous a présenté en témoigne.
Une seconde idée de jeunesse a porté ma réflexion jusqu’à ce jour. Il y a deux ans, j’eus besoin d’adresser à un confrère compétent le prolongement d’un travail qui lui aussi débuta en 1977 ! Vous conviendrez que je pris le temps d’y songer puisque l’idée m’était apparue à partir d’un rêve : je me sentais retenue par un filet qui m’empêchait de tomber, en un mot qui me sauvait. J’en extrayais un concept : celui d’un objet que j’appelai tissu de l’amour en le différenciant, voire l’opposant à l’objet a de Lacan
Je pressentais qu’une personne, Bernard Golse, était qualifiée à Paris, pour m’aider et me guider dans l’élaboration qui me restait à produire : il me répondit très chaleureusement, ce dont je lui suis profondément reconnaissante. En vérité, je ne savais pas à quel point sa pensée et les ouvertures qu’il me suggérait seraient pour moi un appui.
J’étais partie d’un objet tissu de l’amour. J’en arrivais à penser que si la psyché du bébé avait la sensation qu’un tissu le soutient, c’était parce que le sens du toucher a une particularité pendant la première année de la vie : les ondes particulières venant de l’extérieur du corps du bébé pénètrent à travers la peau et vont s’articuler à la psyché du bébé, et forment l’origine de ce que plus tard il pourra appeler son « être ». Donc la tissu-sensation. Si je renonce à en faire un sens nouveau, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une source de l’ésotérisme mais de la structure primaire du fond de nos inconscients, cette part que Lacan appelle le Réel. La première fois que j’avançais cette idée, c’est il y a bien longtemps, du temps du l’EFP lors du colloque de Lille en 1976. Gérard Pommier lui aussi participa à ces journées. J’évoquais « Le tissu de l’amour » et déjà j’affirmais que cet objet est préalable à l’objet cause du désir qui y inscrit sa marque, d’abord une boule ronde, tel un ballon de football qui marque le but. Denis Vasse, un ami, prit la parole et me dit : « Mais Marielle, Lacan n’a jamais dit ça du Réel. Le Réel, n’est pas ça, c’est l’impossible. » Lacan écrit dans « La troisième » : « Le Réel c’est ce qui ne tient pas debout. » Et pour cause : il atteint le bébé avant même qu’il ne marche, avant même qu’il ne parle.
Alain Vanier me fit savoir que Lacan avait parlé du tissu dans le séminaire Le moment de conclure. Le 9 mai 1977, d’après le texte de Patrick Valas sur Internet, voici ce qu’il dit : « Une coupure ne suffit pas à faire un nœud à trois, il y faut de l’étoffe. J’ai dit qu’il fallait – cette étoffe que nous l’imaginions, elle nous suggère quelque chose de premier dans le fait qu’il y a des tissus… Le tissu, ça s’imagine seulement dans la coupure. Si j’ai bien parlé du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, c’est bien parce que le Réel c’est du tissu. » Lacan l’a dit... J’aurais préféré, j’ose le dire, qu’il cite mon texte car je le lui avais remis et il fut publié dans Les lettres de L’EFP. Mais il ne l’a pas fait. J’étais d’ailleurs prête à l’époque à faire « la passe » pour en parler puisque telle était la volonté de Lacan mais Jean Clavreul qui en tenait la porte m’en dissuada, à tort ou à raison.
« Difficile d’imaginer le Réel », dit encore Lacan dans ce séminaire. Pour nous qui travaillons avec les mots, oui. D’autant plus que le réel, c’est ce qui advient à un sujet tant qu’il ne les a pas encore à sa disposition, ces mots. Précisément pendant la première année de sa vie, centrée sur sa relation d’intimité avec sa mère. Il n’est donc pas étonnant que le psychanalyste, également pédopsychiatre, qui en a le mieux parlé, soit Bernard Golse avec sa « métaphore de l’araignée ». « Quand l’araignée souhaite quitter le plafond pour descendre par terre, elle ne se jette pas du plafond, elle tisse des liens grâce auxquels, tout doucement, elle descend du plafond vers le sol. De la sorte, une fois par terre, elle est certes séparée du plafond qu’elle vient de quitter mais elle reste reliée, tant et si bien que, si elle souhaite remonter, elle pourra le faire en utilisant les fils qu’elle vient elle-même de secréter[1]. » La veille de notre journée à Saint-Sébastien, je visitais Bilbao. « Maman », la grande araignée, si haute sur ses pattes qu’elle permet à un être humain de la traverser, cette sculpture de Louise Bourgeois attend le visiteur devant musée Guggenheim, inventé par Frank Gehry. Comme j’aimerais avoir un talent d’écrivain pour vous faire partager mon éblouissement ! Le long du fleuve, les docks ont été détruits pour laisser place à d’immenses volutes de titane. Frank Gehry voulait d’abord représenter une fleur et puis est arrivé ce qui est là, inouï, une sculpture devenue un véritable palais, toutes en formes arrondies qui se brisent quand un angle vient donner son abrupt et faire coupure à la ligne courbe. Le toit du bâtiment prend une nouvelle appellation : « une peau ». Sur un côté, l’invention se termine par une façade rectangulaire, couleur sable du désert, qui ressemble à un tableau plein de mystère de Chirico : entièrement faite de lignes droites et de simples ouvertures dans la pierre. Si Ictinos, l’architecte du Parthénon, et Phidias le sculpteur, si habile au drapé, des célèbres frises revenaient, comme dit la chanson, que diraient-ils ?… Il a fallu l’étape de la déconstruction chère à la pensée de Jacques Derrida, de l’arrachée de la représentation à la tenue verticale obligatoire du balancier du Symbolique, pour que puisse apparaître cette nouvelle merveille du monde. Ma surprise d’ailleurs, à Bilbao, ne s’arrêta pas là. À l’intérieur du musée, une exposition d’un Brésilien, Ernesto Neto, mettait en valeur dans le grand hall d’entrée des voiles blancs transformés en objets suspendus, tombant dans le vide. À côté, dans une grande salle, d’immenses filets étaient tendus jusqu’au sol s’ouvrant sur une nacelle toute en longueur, faites de petites balles retenues par un filet. Il était possible de monter dans cette installation en s’agrippant aux filets, telle l’araignée qui remonte grâce à ses fils tendus préalablement. Au plafond, il était possible de se coucher avant de redescendre sur le sol ferme, non sans éprouver un petit moment de vertige.
Dans un film de son ami Sydney Pollack, Frank Gehry rend un bel hommage à la psychanalyse. Il a le courage de faire parler son psychanalyste. Qui nous explique qu’il a « guéri » son patient en renversant l’ordre du savoir. Quand lui, qui était supposé savoir, a appris ce qu’il ne connaissait pas encore, l’architecture, de la bouche de son patient. L’Atlantique n’a pas détruit la psychanalyse.
Les peaux qui désormais recouvrent les bâtiments construits par Frank Gehry évoquent bien sur les shmattès, chères aux juifs ashkénazes, dont Frank Gehry est un héritier direct. Dans un beau colloque, Christian Hoffmann, rendant hommage à Céline Masson son organisatrice, s’était ainsi exprimé : « Elle a réussi à faire vibrer la langue de shmattès dont l’effet entendu a permis une levée du refoulement. »
Le musée Guggenheim, quant à lui, n’existerait pas sans de nouvelles techniques, qui permettent aux shmattès de se transformer en « peaux » de toute beauté, capables de résister à toutes les intempéries. Enfin ! Et l’une a transformé notre approche de la réalité depuis 1977, année du séminaire « Le Temps de conclure ». L’homme a la possibilité de projeter à l’extérieur de lui-même ce qu’il ressent à l’intérieur. D’abord le petit enfant invente son objet transitionnel, chiffon dont Winnicott a fait le point de départ de l’inventivité. Et puis la seconde moitié du XXe siècle, dans les suites de la Seconde Guerre mondiale, a peu à peu transposé dans l’Ailleurs son tissu interne. Une immense toile, le WEB, recouvre désormais l’Univers et, vous le savez, a totalement modifié l’information par le système binaire extrêmement simple. Lequel est aussi celui de la frappe de la cause du désir sur le tissu de l’amour, frappe qui est à la source de la mémoire inconsciente. L’alliance du Réel, de l’Imaginaire et de la technique a permis ces nouvelles et bouleversantes efflorescences de l’art.
Certes Luigi Burzotta m’a demandé un exposé sur le Réel. Mais certains me diront : « Quel intérêt a votre petit discours pour ce qui nous préoccupe : la formation des psychanalystes ? Le tissu, une notion que Lacan a si peu abordée, en quoi nous concerne-t-elle ? On s’est bien passé de ces élucubrations pour diriger nos cures de la bonne manière. » En effet, je ne le nie pas. La cure nécessite l’intervention du Symbolique. C’est lui qui soigne, par la fermeture nécessaire à la santé mentale du nœud qui organise la tenue phallique du sujet. Mais la psychanalyse se doit de balancer entre deux tendances : l’une qui cherche à trouver la vérité du sujet qui gît dans les plis et replis du Réel, l’autre qui lui donne l’armature nécessaire pour y échapper. Seuls les artistes peuvent se permettre à grands frais de faire émerger le Réel à la réalité qui s’offre à nous. En mars 2014, Espace analytique a organisé de très bonnes journées intitulées « La psychanalyse et le monde contemporain ». Mais pas une intervention n’a retenu l’essence du Réel. Je le regrette, car l’advenue du Réel et de ses propriétés est la grande nouveauté des cinquante dernières années. La chute du Symbolique que certains psychanalystes déplorent s’accompagne d’un surgissement du Réel dans la science et dans l’histoire de l’art. Certes l’art baroque, ici à Rome, nous a initiés aux « plis » du « tissu de l’âme » de Leibniz, ce grand inventeur de la fonction en mathématique à laquelle les cours de Gilles Deleuze et de Michel Serres m’ont initiée. Bernin et sa Sainte Thérèse que Lacan choisit pour illustrer son Séminaire Encore ne peuvent ici, à Rome être oubliés. La courbe y fut déjà mise à l’honneur. Aujourd’hui comme hier, de grands mécènes, qui certes aujourd’hui ont su tirer profit du capitalisme, reconnaissent le génie de ces artistes et nous permettent d’en être les récepteurs et les témoins.
La formation des psychanalystes doit être tendue entre deux lignes complémentaires :
- La clinique : Savoir repérer les signifiants du Réel est fort utile dans une cure mais l’approche du processus primaire ne signe pas pour autant le moment de conclure. Car nous entrons dans une zone de turbulence où le corps, qui fut le premier pris dans le Réel, peut se signaler par des troubles psychosomatiques qui requièrent toute notre attention. La déconstruction pour accéder à la vérité de la structure ne doit pas renoncer à la reconstruction par la fonction symbolique.
- La réflexion de l’articulation de l’inconscient dans la culture : Elle seule peut nous permettre de participer à la réflexion, voire même à la pensée et à la création d’une époque donnée.
Alain Vanier a conclu sa conférence aux journées d’Espace analytique en proposant de travailler la notion de tissu. Grâce à ses présentations d’artistes à l’École des Beaux-Arts et la réflexion qu’il mène sur l’art, il est le mieux placé pour ce beau projet. Je ne peux que lui être reconnaissante de cette proposition qui nous permettra une meilleure compréhension de la modernité.
Marielle David
[1] Bernard Golse, Mon combat pour les enfants autistes, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 34.